Arielle Dombasle et Nicolas Ker : « Notre duo, c’est de la nitroglycérine » (L’Obs)
Dans une suite grandiose, moulures, moquette et style napoléonien, les deux artistes ne mâchent pas leurs mots sur ce drôle de monde 2020.
« Grâce à l’enfermement, nous sommes au septième ciel avec un ciel tourmenté. Invisible, plus bas. » L’interview d’Arielle Dombasle vient tout juste de débuter et sa parole tend déjà vers une hauteur vertigineuse. Dans la suite Impériale de l’hôtel La Réserve (118 mètres carrés, 5 900 euros la nuit), elle est accompagnée du stratosphérique Nicolas Ker pour défendre leur second album en duo, « Empire », qui sort ce vendredi 19 juin chez Barclay.
Un disque diaphane, comme les rayons qui transpercent le salon napoléonien avec vue sur la tour Eiffel et le Grand Palais lors de cet entretien à deux pas des Champs-Elysées, à Paris. Ces musiques sont bercées d’une production orchestrale et organique et, contre toute attente, après les nombreuses interrogations suscitées en 2016 face à la réunion de ces deux opposés pour l’album « la Rivière Atlantique », cela fonctionne. Quelques semaines après le confinement, qui nous a (chanceusement ?) poussé à se retrouver dans ce décor démesuré, les deux âmes se livrent, sans limite.
Nicolas Ker, pour évoquer, outre la musique, sa tendance à s’autodétruire, l’assassinat devant ses yeux de sa famille par les Khmers rouges, mais aussi son dégoût chaotique pour l’être humain. Arielle Dombasle est, elle, en apesanteur pour évoquer la révolution de notre époque, l’écologie, les arts ou la mythologie grecque. L’occasion, évidemment, de parler de politique. Ils ne partagent pas tout, mais sont, au final, d’accord sur tout. Ces deux fragiles se complètent comme « les notes enharmoniques qui créent l’harmonie ». Entretien croisé.
En 2016, beaucoup disaient de votre union musicale qu’elle était un « coup de com ». On vous comparait même à « la Belle et la Bête ». Avec « Empire », sorti ce vendredi 19 juin, cela ne fait plus aucun doute : vous vous comprenez vraiment musicalement.
Nicolas Ker. Merci. Personnellement, j’aime autant le deuxième album que le premier. Il n’y a jamais eu quelque chose de marketing entre nous. A la base, nous étions des amis. Jamais Arielle ne m’a dit : « On fait un album ensemble ou autre. » Ce n’est pas du tout comme ça que cela s’est passé. Cela s’est fait naturellement.
Arielle Dombasle. On a commencé, il y a six ans, pour accoucher en 2016 de « la Rivière Atlantique ». On a aussi fait beaucoup d’images. Un film dont il a composé la musique, « Alien Crystal Palace ». Nicolas a aussi composé de la musique pour des films dans lesquels je jouais. Et puis ce deuxième album. Là, on a été peut-être dans des conditions un peu plus optimisées puisqu’on avait un vrai studio et que c’était produit par Barclay. Cela a peut-être changé la donne à ce niveau. On avait plus de temps en studio et on a eu plus d’aisance. La première fois, nous étions produits par la Pan European Recording, qui est le meilleur producteur mais très underground.
Cette aisance à jouer ensemble a-t-elle fait sonner cet album différemment ? « Empire » est finalement plus orchestral dans sa production, avec un mixage dissout ?
N.K. Je ne pense pas. C’est l’invention de base de toutes les compositions qui le rendent comme ça. En fait, « Empire », cela devait être juste mon album solo. J’étais en train de bosser dessus pendant « la Rivière Atlantique ». Et j’ai basculé dessus dès qu’on a fini notre premier album. J’ai eu l’idée de demander à Arielle de venir nous aider à désembourber ce projet. J’ai changé radicalement les choses à ce moment précis pour imaginer ce chapitre comme un duo. De toute façon, j’avais enregistré l’album et on m’avait perdu les premières bandes. C’était l’enfer.
A.D. Il y a eu plein d’accidents de création et de recherche. Et puis, on a beau avoir eu les merveilleux studios de Barclay, il y a eu aussi tous les studios pourris, entre nous et les musiciens. C’est comme ça que s’élabore la musique.
Quel serait, selon vous, le fil d’Ariane de ce second chapitre musical ?
N.K. Les hôpitaux. Ou, du moins, il a été composé entre mes nombreuses visites dans les hôpitaux, à cause de mes excès en tout genre. Ce sont ces allers-retours qui ont rythmé l’écriture et la composition. A l’hôpital, c’est horrible. On est attaché au lit, on ne peut pas fumer une clope, pisser tranquille…
A.D. La chanson « Just Come Back Alive » est par exemple très liée au fait que Nicolas est très souvent borderline, dans l’excès, entre la vie et la mort. C’est une position dans laquelle il se retrouve vraiment.
N.K. Je suis suspendu entre le ciel et la Terre. Voilà.
Tel un ange déchu…
N.K. Non, car l’ange déchu est sur Terre. En réalité, moi, je flotte entre ces deux mondes. « Empire », c’est la Terre finalement, la glaise, la matière. Pour moi, ce monde est une prison ordonnée. Pour Arielle, c’est différent, elle trouve cela très gracile. Moi, je suis dans un sable mouvant. Pendant qu’elle gambade sur la piste, avec les gazelles, à côté.
A.D. Sûrement quelque chose comme ça, Nicolas… Quand vous parlez d’« Empire », cela vient de Philip K. Dick [écrivain américain, l’un des auteurs de science-fiction les plus influents du XXe siècle, NDLR]. C’est assez ésotérique, métaphysique, dans sa forme. C’est ancré dans l’idée que le corps devient une prison, ou non. C’est une pensée très moderne.
Une idée très actuelle, en effet, avec le confinement que nous venons de vivre pendant plusieurs semaines en France.
A.D. Absolument… Les gens dans cette période, et pour beaucoup d’entre eux, sont entrés dans la tragédie pour la première fois. Ils ont pensé à la mort ou l’ont vécue. Tandis que pour Nicolas, c’est quelque chose qui lui est familier.
Tristement familier, même. Vous êtes né d’un père français et d’une mère cambodgienne. Vous aviez 4 ans lorsque votre famille maternelle a été exterminée devant vos yeux par les Khmers rouges qui débarquent à Phnom Penh. Est-ce quelque chose qui vous marque toujours au fer rouge aujourd’hui ?
N.K. Vous savez, j’ai perdu ma langue natale en une nuit. C’est quand même étonnant. Je ne m’en rends pas compte, mais je pense que je suis toujours en plein PTSD, syndrome de stress post-traumatique, vécu par certains soldats qui reviennent du front. Même si je le raye de mon moi intérieur, tout ça continue à jouer dans mon inconscient. C’est reptilien, en fait. C’est ce qui me donne ce côté autodestructeur, avec d’autres choses.
On pense souvent, dicté par les arts, la littérature, la musique et les génies qui les composent, qu’un côté autodestructeur devient romantique.
N.K. Non, non, non. Quand j’étais jeune, oui. Et c’est souvent le cas à l’adolescence. Mais plus à mon âge. L’alcoolisme n’a rien de romantique. Cela fait mal. Juste très mal. Ce n’est plus que de la souffrance et des hôpitaux. Je suis un poète maudit, mais après c’est cinq jours d’hôpital, avec des perfusions partout, à se pisser dessus, il n’y a rien de comique. Cela fait vingt-cinq ans que je pense à la mort tous les jours à cause de l’alcool et de mon alcoolisme. Quand on voit que même Mötley Crüe et les Guns N’Roses ont raccroché, c’est dire. Quand ils arrivent à mon âge, 49 ans, ils se calment car sinon ce n’est plus possible.
[Sans transition, des cafés arrivent pour Arielle Dombasle et moi. Un café calva pour Nicolas Ker.]
A.D. Voyez cette jolie employée, obligée de porter son masque en nous servant des cafés… C’est insupportable ! Je ne peux pas m’ôter de l’idée que ce sont des bâillons, comme une muselière. Le visage de l’autre est la chose la plus miraculeuse qui existe sur la Terre. On ne sait plus si les gens sourient. S’ils sont tristes ou au bord de la mort. On ne peut quand même pas tout dire par les yeux, ce n’est pas vrai. Je déteste cet hygiénisme.
Mais c’est indispensable en cette période Arielle… Est-ce que cela vous a permis d’expérimenter d’autres choses ? De réfléchir différemment ? Pas pour vous, Nicolas, puisque vous êtes une sorte de vampire vivant la nuit et déconnecté du temps depuis des années.
A.D. Non, pas du tout. Cela n’a pas changé un iota de ce que je suis. La seule chose, c’est que j’ai désobéi, une fois de plus, et je suis allée me promener à minuit dans un Paris vide. Je suis allée dans les parcs interdits, aussi, et voir Nicolas. C’est ce que j’ai obtenu au cours de mon existence : la liberté en guise d’extase.
J’ai passé ma vie à ouvrir la cage des oiseaux, à sortir des animaux qui étaient dans des cages, à faire en sorte que les animaux et l’animal humain soient libres. Je me suis engagée depuis toujours auprès d’associations comme PETA. Depuis que j’ai ouvert les yeux sur cette planète, je me suis sentie très proche du règne animal, très proche du règne végétal, très proche aussi des gens qui étaient autour de moi. Même si je me suis toujours sentie étrangère partout. Mais j’avais l’idée d’ouvrir les portes. Pour moi, l’enfermement est quelque chose d’archaïque et de barbare.
Nicolas, pensez-vous que cette époque soit propre à la révolution ?
N.K. Pas en Occident, car on se comporte plutôt bien. Les gens sont plutôt civilisés. Après, si vous voulez me parler d’écologie, par exemple, je m’en fous complètement.
C’était l’idée, oui…
N.K. Si l’être humain disparaît de la Terre, cela ne sera pas une grande perte. Voilà mon avis. Il ne faut pas oublier que nous sommes des singes débiles. Même sans nous, il y aura toujours des poissons, toujours des oiseaux, toujours des insectes… L’écologie ne doit pas être centrée sur l’homme. Il faut arrêter les délires. Il y a des millions d’espèces animales, il n’y a pas que l’homme que je sache ? Donc si l’homme disparaît, on s’en fout ! C’est un pet dans l’histoire.
La race humaine est une sorte de dictateur nul, le prédateur ultime. Il n’a aucun ennemi si ce n’est lui-même. Si l’humanité disparaît, ce n’est pas la fin du monde ! Au contraire les coraux se porteraient mieux. Nous ne sommes pas les flics de toute la planète. Et plus l’homme disparaît vite, plus je suis content.
A.D. J’entends ce que vous dites Nicolas, mais je ne vois pas les choses comme ça. Selon moi, c’est comme dans la mythologie grecque. C’est-à-dire Epiméthée qui crée tous les animaux de la Terre. Et Prométhée qui a donné à l’animal humain, le feu et les arts de la guerre. L’homme a commis et commet le péché de se croire immortel et de se croire supérieur à toutes les autres espèces. Mais je crois à la réparation de notre planète. L’être humain est une espèce de miracle, que vous l’aimiez ou pas.
Il y a pourtant des combats à mener en matière d’écologie, malgré votre vision chaotique Nicolas…
N.K. Ce qui me dégoûte ? Comment il se comporte avec ses semblables. Depuis que cette idée a germé dans le débat public, il pourrait, pour seul exemple, avoir mis en place le revenu universel. Quand on pense à toutes les ressources que nous avons à portée de main, grâce notamment à la robotisation, non, ils préfèrent continuer à se la jouer perso. C’est un être d’une mesquinerie et d’une veulerie sans nom.
La redistribution des richesses est donc centrale pour révolutionner notre modernité ?
A.D. Je le pense, oui ! Nous devons tendre vers le mieux.
N.K. Oui, mais pas à la manière des communistes. Car j’ai vu ce que cela a donné : mes parents se sont fait buter par Pol Pot. Le communisme, ça n’a jamais marché. Il y a toujours une classe dirigeante qui censure et qui fout les gens en taule. Après, quand on voit que 1 % de la population mondiale possède plus que les 99 % restants, c’est révoltant. C’est une connerie aberrante et ignoble. Je les vomis. Ni capitalisme, ni communisme.
Pour vous résumer finalement, Nicolas : « Homo homini lupus est » (« L’homme est un loup pour l’homme »). Ceci est également tristement vrai avec la mort de George Floyd, qui a ravivé depuis plusieurs semaines aux Etats-unis, mais aussi dans le monde, les débats sur le racisme.
N.K. Oui, comme vous le dites : aux Etats-Unis. C’est propre à eux. Ou en Amérique latine, avec les autochtones, les Incas. En France, nous n’avons pas le même genre de problèmes. Les théories d’Eric Zemmour, de Marion Maréchal, celle du « grand remplacement », ne font pas florès. La grande majorité des gens ne votera jamais pour quelqu’un qui pense comme ça.
A.D. Dans l’histoire du monde, il y a toujours eu les conquérants et les conquis. Il y a toujours eu la peur de l’étranger, la peur de ce qui ne vous ressemble pas et donc c’est un ennemi a priori. Je ne l’approuve pas du tout, bien au contraire, mais c’est ainsi.
Il est assez déstabilisant de voir à quel point votre amitié est dichotomique, à la manière du yin et du yang qui se complètent.
A.D. Notre duo, c’est de la nitroglycérine. Nous sommes les opposés qui s’attirent. Comme en musique, nous sommes les notes enharmoniques qui créent l’harmonie. Si nous sommes toujours sur les mêmes notes, cela ne marche pas. L’harmonie, c’est le contrepoint.
Revenons-en à la musique, en effet. Cet album « Empire » est quand même taillé pour le live. Pas vraiment la meilleure des périodes, je vous l’accorde, à cause du Covid-19. Comment allez-vous faire ?
N.K. Je n’y ai pas vraiment pensé, mais toutes ces chansons sont faites pour jouer en concert. Ce que je fais, c’est du rock’n’roll. Ce n’est pas de la musique d’avant-garde. Après, pour vous répondre : on jouera dans des petites salles et on commence notre vraie tournée dans des salles plus grandes en janvier.
A.D. Nous n’avons pas le choix. Nous avions des concerts prévus et tout est annulé. On a, par exemple, pris la Maroquinerie le 17 septembre 2020, alors qu’on sait très bien qu’on pourrait remplir la Cigale de Paris. On aime jouer, et le faire. Plutôt que de se dire qu’on pourra remplir un Zénith tranquille en 2022.
N’y a-t-il pas un certain ego trip à vouloir jouer devant le plus de monde possible quand on fait de la musique ?
N.K. Je m’en fous complètement. Je peux jouer devant deux personnes : du moment qu’elles sont contentes, je suis content.
A.D. Pareillement ! Du moment que notre musique les émeut, c’est l’essentiel.
Il faudra réinventer l’industrie musicale face à cette crise du Covid-19. Quels sont les défis à relever ?
N.K. L’industrie musicale est morte depuis longtemps. Parfois, je passe un an et demi sur un album et je touche 30 euros en retour. Plus personne n’achète de disques. Personne autour de moi ! Par contre, il y a des personnes salariées dans ce secteur qui vivent très bien de gens comme moi.
A.D. C’est vrai, Nicolas a fait des disques en solo admirables, et quelques fois il reçoit des chèques de 40 centimes en droits d’auteur. Et ce que vit Nicolas n’est pas un cas isolé. Loin de là.
La rafle du streaming, en quelque sorte…
N.K. Voilà ! Tout le monde écoute ce que je fais sur YouTube. J’obtiens 500 000 vues, gratuites. Mais personne n’achète mes disques. C’est ce qui fait vivre un musicien ! Par exemple, Deezer Premium, c’est un abonnement à 9,99 euros par mois qui donne accès selon eux à 56 millions de titres. Eux, ils ont tout mon catalogue. Et je touche exactement et officiellement 0,0035 centime par écoute. Et ça, c’est si j’ai tous les droits, c’est-à-dire que je suis auteur-compositeur-interprète… Il n’y a pas un problème sans déconner ? Deezer et les autres n’en ont rien à foutre de nous.
A.D. Les Gafa sont les nouveaux pouvoirs impérialistes, voilà. Le pouvoir absolu.
Propos recueillis par Julien Bouisset
Empire, le nouvel album d’Arielle Dombasle et Nicolas Ker, déjà disponible !
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